Tous les ans à Nantes se tient sur 4-5 jours le festival de science-fiction "Les Utopiales". Cette année, comme d'autres fois par le passé, s'y déroulait un concours d'écriture encadré par l'association
Présences d'Esprits. Le thème de cette année pour les Utopiales comme pour le concours d'écriture était "Le Corps".
Le concours s'adresse à des équipes de 3 personnes. 3 sujets sont tirés au sort et chaque équipe devra produire 3 nouvelles. Bref, on se répartit les sujets selon notre inspiration. 8 minutes sont initialement accordées pour la répartition des sujets, et au cours de ce temps il est interdit de commencer à rédiger. Ensuite, l'épreuve dure 1h45.
Ci-après vous trouverez la nouvelle que j'ai écrite à cette occasion, avec pour sujet : "D'abord on a remplacé un doigt". Suite à cette épreuve, 2 jours et demi étaient laissés au public et au jury de l'association pour voter en faveur de leurs nouvelles préférées. Pendant cette période, les candidats avaient interdiction de divulguer leur nouvelle. Les résultats ont déjà été annoncés mais je ne les connais pas encore. Ce qui me permettra de fournir après cette nouvelle une auto-critique vierge de toute influence.
L'engrenage
Un samedi matin,
les feuilles jaunes et brunes jonchaient le trottoir qui longe les jardins du
Luxembourg. Xavier battait le pavé d’un pas allègre. Les premiers frimas
s’étaient fait sentir et les mains dans les poches de son manteau, il serrait
les bras contre son torse pour se tenir chaud. A ses lèvres, une cigarette aux
arômes chauds et lourds sur laquelle il tirait par courtes bouffées.
Il finit sa
cigarette et en jeta le mégot dans le caniveau devant la boucherie de Morgane,
sa sœur cadette. Elle avait récemment reçu un arrivage de charolaise que Xavier
était impatient d’admirer dans la chambre froide. Ce n’est pas parce qu’il
était informaticien qu’il était insensible aux choses de la nature et en
particulier à la viande. Il contempla de très belles pièces dont il se régalait
à l’avance de déguster quelques steaks ou tartares.
Sortant de la
chambre froide, il eut un geste maladroit qui permit à la lourde porte de se
refermer sur son index gauche. Une brûlante douleur saisit Xavier, lui vola un
cri et un juron. Morgane paniquée prit connaissance de l’état de son frère et
rouvrit la porte de bois et de métal. Nouveau gémissement de Xavier et
inspiration profonde. Le constat visuel était dramatique. Chair et os
s’entremêlaient, comble de l’ironie dans une boucherie, et son index était
irrémédiablement broyé.
Une ambulance
l’emmena à la clinique de la main où on assura que le remplacement par une
prothèse était la seule option qui permettrait de retrouver cinq doigts à la
main gauche. Les progrès technologiques des dernières décennies étaient
fabuleux assurait-on et rapidement il oublierait même, sauf à poser les yeux
sur l’appendice de substitution que ce n’était qu’un objet artificiel distinct
de son corps. Il l’assimilerait aussi bien sinon mieux qu’une greffe.
Après son
opération, une seule semaine lui fut offerte pour récupérer avant de retourner
au bureau. Un doigt handicapé, ou plutôt « en phase de rééducation et
apprentissage » comme le disait pudiquement, ça n’empêche pas de programmer des
ordinateurs. 9 doigts suffisent largement pour faire beaucoup. Et l’organe
principal de son travail, après tout, c’était le cerveau. « Tant que la
tête fonctionne, on peut bosser » répétait Jean-Paul, son supérieur
hiérarchique.
Les premiers
jours de retour au travail, Xavier n’était pas très productif. Les douleurs à
la main, les sensations de membre fantôme et la frustration d’obtenir si peu de
temps de répit lui minaient un peu le moral. Mais au bout de deux semaines, il
avait repris son rythme de croisière. Finalement, le médecin avait raison. Il
ne distinguait plus la prothèse de son doigt originel. Elle était tout aussi
fonctionnelle, si ce n’est pour les sensations tactiles, pas vraiment les mêmes
que la peau et les muscles. Mais la précision et la vitesse étaient
surprenantes.
Tandis que noël
approchait, il en était sûr désormais. Son index de métal était plus efficace
que n’importe quel doigt organique. Plus véloce, plus agile, plus fort, plus
robuste, plus tout. Il consulta son médecin traitant lui évoquant son envie de
troquer les autres doigts de sa main gauche contre des doigts plus efficaces.
Le médecin l’interrogea sur ce vœu étrange. Il existe bien des syndromes
psychiatriques rares qui font que des personnes ne reconnaissent pas l’un de
leurs membres et souhaitent s’en débarrasser. Mais ce n’était pas ça. La
volonté du patient était purement, simplement, bêtement la volonté de
s’améliorer physiquement. Les prothèses n’étaient indiquées ordinairement que
pour parer à des mutilations mais depuis quelques années une mode avait débuté
consistant à chercher une amélioration de performance. Cette tendance faisait
les choux gras du secteur privé avec des perspectives de croissance qui
enthousiasmaient les actionnaires.
Xavier consulta
donc une clinique privée. Ses économies lui permettaient largement de s’offrir
ce cadeau peu ordinaire de fin d’année. Merci petit Papa Noël ! Les mois
passant, il s’habitua et adora ses nouveaux doigts.
Sur un site de
rencontre, puis à une terrasse de café du centre ville, il fit la rencontre de
Sophie. Elle avait le même âge que lui, était passionnée par le scrapbooking et
la décoration, et elle était employée d’une grande enseigne de fleuristes. Ils
n’avaient en commun que le goût pour la musique classique et le rock’n’roll
mais l’éclat dans les yeux l’un de l’autre fit opérer la magie.
Les premières
semaines, ils firent l’amour tant et plus. Sophie n’aimait pas les doigts
métalliques de Xavier mais elle en fit abstraction. Xavier aimait caresser sa
belle, mais plus de la main droite, c’est vrai que de la main gauche.
Vint le mois de
juin. Au travail, Xavier était plus efficace qu’il ne l’avait jamais été et son
entretien annuel avait été très positif avec une augmentation de salaire à la
clé. Mais il avait un manque. Pourquoi s’en tenir là ? Pourquoi ne pas
accélérer encore ? Il voulait plus. Un peu comme un adepte de tatouage
franchit le pas d’un petit à un grand ornement de sa peau, lui rêvait désormais
d’un bras artificiel entier. Pourquoi artificiel, d’ailleurs ? Tout n’est
que matière et un bras est un bras. Il retourna à la clinique et prit
rendez-vous pour une opération.
Quand il en parla
à Sophie, elle fut effrayée. Elle tenta de le dissuader mais il était trop
résolu pour le faire changer d’avis. Quand arriva le jour de l’opération, elle
dit à Xavier qu’elle préférait faire une pause dans leur relation. Deux ou
trois semaines pour se faire à l’idée. Et un bras droit remplaça un bras droit.
Il était beau, chromé, un peu lourd mais fonctionnel et l’épaule
électromécanique pouvait gérer ce surpoids sans effort.
Le couple se
retrouva. Les amants discutèrent, rirent, firent l’amour plus sauvagement que
d’habitude. Pour les deux, c’était à la fois excitant et différent. Xavier ne
ressentait plus la caresse de la peau par ses doigts. La sensation était
différente. Sophie était confuse ; autant satisfaite par la retrouvaille
et aimant se blottir contre le torse de Xavier, elle n’aimait guère le contact
des doigts de métal et maintenant du bras chromé. A la fin de l’été, elle ne
put plus s’y faire et quitta son homme.
Déçu par cette
relation trop courte et frustré par ce qu’il voyait comme un manque d’ouverture
de son aimée, Xavier se changea les idées en investissant tous ses efforts dans
la connaissance poussée des substituts corporels. Il testa ses capacités
accrues en s’essayant aussi au scrapbooking qu’il avait appris de Sophie, et à
l’horlogerie, activité de précision par excellence. Les prothèses étaient
onéreuses et il démarra la vente de ses créations par internet pour se faire un
complément de salaire.
noël revint. Et
il put s’offrir un remplacement du bras gauche. C’était bienvenu car le poids
du bras droit créait une sollicitation inégale des muscles de maintient de son
dos. Avec deux bras améliorés, il était meilleur, plus fort, plus agile. Il
avait envie de vivre son nouveau corps au maximum et se mit à pratiquer le
parkour, ce mélange de course, de gymnastique, de sauts, et d’acrobatie en
milieu urbain.
Puis il se sentit
limité par ses jambes. Pourquoi se contenter de jambes peu capables alors que
de bonnes jambes pouvaient s’obtenir moyennant quelques milliers d’euros ?
Il investit donc en lui-même et devint virtuose.
Au travail, son
corps était aussi optimisé qu’il pouvait le souhaiter et seul son esprit
commençait à le limiter. Des compléments alimentaires au début purent le
satisfaire et améliorer sa productivité. Il obtint une promotion et une
augmentation substantielle de salaire. Et puis les compléments alimentaires ne
lui suffirent plus. Mais une puce corticale venait de sortir sur le marché
médical qui promettait d’obtenir une augmentation de flux d’information
nerveuse. Vivement noël !
Auto-Critique
Première chose qui saute aux yeux : j'ai laissé échappé de vilaines fautes. Un "9" que je n'ai pas écrit en toutes lettres. Un mot manquant dans une phrase : "comme le disait pudiquement".
Sur le contenu, je regrette de ne pas avoir mis en scène certaines idées phare que j'avais en tête dès le début de l'épreuve. Par exemple, je souhaitais créer un contraste entre le corps naturel et le corps artificiel en confrontant le personnage à un renoncement. Je souhaitais qu'apparaissent un choix entre la sensualité par la peau et l'escalade de performance par les augmentations artificielles afin qu'apparaisse un choix tranché entre l'humanité et la "déshumanisation" choisie... quoique je ne suis pas à l'aise avec cette notion de déshumanisation. Je vois cela plutôt comme une alter-humanisation.
Constat lié à la critique précédente : ma gestion du temps n'est pas très bonne, par manque d'expérience. En voyant le verre à moitié plein, on pourra dire que cette épreuve m'a permis d'en prendre conscience pour mieux faire une prochaine fois. J'ai eu le sentiment de courir derrière l'horloge tout au long de l'épreuve et de ne pas rédiger assez vite...
En rétrospective sur les 2 dernières critiques, je pense qu'à l'avenir, je devrais fixer strictement les idées fortes que je souhaite voir apparaître, quitte à en écrire les ébauches avant le début de l'histoire. Et je devrais contracter les événements décrits pour n'écrire que le strict minimum. Ce faisant, je pourrais aussi probablement dégager plus de temps pour embellir les mots ou les remplacer par les termes les plus spécifiques possibles.